ActuJ : Pouvez-vous nous présenter l’exposition ?
François Dareau : L'histoire de l'art dégénéré, c'est une sorte de campagne de dénigrement menée par les nazis avant et durant la Seconde Guerre mondiale. C'est une histoire qui est majoritairement allemande, puisque ce qui va se passer concerne les collections publiques allemandes. Elle est connue par les historiens d'art, on l’apprend en faculté d'histoire de l'art, mais finalement qui n'avait jamais fait l'objet d'une exposition dédiée uniquement à ce sujet en France. Donc on est assez fiers d'accueillir cette première exposition. Habituellement, c'est plutôt un sujet traité par les institutions et les chercheurs allemands. Il y a quand même eu une exposition phare en 1991 à Los Angeles, qui a vraiment servi ensuite de base pour toutes les recherches menées depuis. Nous présentons cette campagne contre l'art moderne initiée par les nazis, qui s'est faite en plusieurs temps : une exposition itinérante qui démarre à Munich en 1937 et ensuite, un peu sur le modèle des expositions blockbuster qu'on connaît aujourd'hui, va se diffuser à travers des villes d'Allemagne, mais également dans l'Autriche annexée. C'est aussi une campagne de purge des musées allemands, où on va décrocher des musées des œuvres d'art moderne, pour ensuite les vendre, les faire fructifier évidemment, et tirer profit littéralement de ces œuvres d'art sur le marché étranger ou via du troc en Allemagne. Au Musée Picasso, nous essayons de retracer cette histoire assez complexe. On a également une salle qui est dédiée aux origines, aux concepts de la dégénérescence et voir comment les nazis ont commis cela sur une idéologie qui naît à la fin du 19e siècle.
A.J. : Comment expliquer ce sous-titre : le procès de l'art moderne sous le nazisme ?
F.D. : On s'est posé la question de l'art dégénéré. C'est une terminologie qui est connue des historiens de l'art, mais pas forcément du public, donc ça nous semblait important d'avoir un sous-titre. Et c'est vraiment le procès de l'art moderne qui est fait aux artistes modernes par les nazis, puisque les nazis vont faire à l'art moderne ce qu'ils vont faire à beaucoup de personnes de la société allemande et des territoires annexés.
C'est-à-dire de stigmatiser des objets en l'occurrence et des artistes, les hommes et les femmes derrière ces objets, les accuser de tous les maux de la société, d'en faire une sorte de mal à éradiquer. C'est vraiment le principe même d'un procès, c'est-à-dire d'accuser quelqu'un, d'en faire le procès, et ensuite de prendre une décision qui était celle de détruire ces œuvres, les vendre, harceler leur créateur.
A.J. : Pourquoi l'organiser au musée Picasso ?
F.D : Depuis que l'on a réinstallé les collections permanentes,
on organise des expositions temporaires, où on s'intéresse à des histoires qui sont reliées plus ou moins loin à Picasso. Et donc Picasso, évidemment, il fait partie de ces artistes qui sont visés par le régime nazi. Dans la première salle de l'exposition, on a ces 1400 noms d'artistes considérés comme dégénérés par le nazisme. Celui de Picasso apparaît évidemment, et d'ailleurs plutôt en bonne position quand on regarde les écrits des nazis ou de la presse de l'époque. Ce qu'il faut savoir néanmoins, c'est que contrairement aux artistes-auteurs pour lesquels les nazis avaient édité une liste très définie avec une liste d'auteurs ou d'ouvrages interdits, il n'y avait pas de liste dressée d'artistes dégénérés. Celle qu'on expose au musée dans cette première salle, c'est une liste qui a été faite d'après les œuvres qui ont été décrochées des collections publiques allemandes. Ce qui veut dire que certains artistes qui n'étaient pas rentrés dans les collections publiques allemandes étaient aussi évidemment considérés comme dégénérés, mais n'y apparaissent pas. Des centaines d'artistes de plus ont subi des vols dans les ateliers et des brimades. Pour revenir à Picasso, on s'aperçoit que c'est l'archétype de l'artiste moderne, et encore plus du point de vue allemand, puisque c'est un artiste étranger, donc il n'est pas français, mais il vit en France. C'est à la fois le grand ennemi de l'Allemagne, le français, mais aussi un artiste espagnol, qui a révolutionné l'art moderne, et qui est tout ce que déteste Hitler et les nazis.
ActuJ : J'ajouterai qu'une raison aussi pour laquelle le musée de Picasso s'est intéressé à ce sujet est en résonance avec un espace dédié à l'entre-deux-guerres de Picasso dans la collection permanente.
F.D. : Oui, c'est ce qu'on a voulu faire aussi pour rendre l'accrochage des collections permanentes un peu plus dynamique. On avait déjà au troisième étage sous les combles de l'Hôtel Salé un espace emménagé sur les années de guerre.
Mais c'est un peu le cas de beaucoup d'artistes qu'on expose aussi dans cette exposition. Certains artistes étaient considérés comme dégénérés, et notamment Picasso, avec la création de Guernica en 1937, se déclare en adversaire du fascisme. En plus, c'est un tableau qui est à l'exposition universelle des arts et des métiers de 1937, que les nazis eux-mêmes ont pu voir. Mais finalement, Picasso va quand même pouvoir rester en France puisque sa célébrité et ses contacts l'empêchent de ne pas être trop inquiétés. Néanmoins, c'est quand même une période où il va vivre reclus. On le montre au dernier étage du musée, avec notamment des documents et aussi beaucoup de photographies.
A.J. : Concernant cette période de l'histoire, quels sont les gestes forts, politiques et artistiques de Picasso pendant la Seconde Guerre mondiale ?
F.D. : L'engagement politique de Picasso dans son art devient imprégnant avec le déclenchement de la guerre d'Espagne, de la guerre civile. Picasso, c'est un artiste qui vit déjà en France depuis 1904, il s'est fixé définitivement à Paris, mais c'est un artiste qui est espagnol, qui est resté d'ailleurs espagnol toute sa vie. Quand la guerre mondiale se déclare, il va essayer d'obtenir la nationalité française, mais les autorités françaises vont la lui décliner. On le sait par le travail d’Anne Cohen-Solal entre autres dans Picasso l'étranger, sorti il y a quelques années, où elle a trouvé les documents dans les archives de la police de Paris. On voit que les autorités parisiennes avaient constitué un dossier contre Picasso puisqu'à son arrivée à Paris, il va traîner avec les milieux anarchistes espagnols, et cela va lui valoir sa demande de nationalité refusée. Dans son œuvre, les premiers engagements très forts, c'est une série de deux gravures qui s'appellent Songe et mensonge de Franco, dont on a des exemplaires au musée Picasso, qui tournent en dérision cette figure du général Franco, qui va devenir un peu le grand adversaire politique pour Picasso. Et évidemment, ensuite, le bombardement de Guernica par les aviations fascistes italiennes et nazies. Cette capitale du Pays basque va résonner très fortement chez Picasso, encouragée par Dora Maar, qui est une photographe surréaliste et une relation à l'époque, à l’engagement politique assez fort. Picasso a aussi un engagement politique, mais il ne faut pas être naïf. Il est aussi entouré de personnes qui sont extrêmement politisées, peut-être plus que lui, et qui vont en fait un peu l'accompagner et lui demander parfois de servir des grandes causes. Je pense à Paul Eluard. Ensuite quand on regarde sa production faite pendant la guerre, les années où Picasso, sous l’occupation allemande, reste à Paris, il n'y a pas d'évocation directe des nazis. Mais comme dans Guernica il n'y a pas d'évocation directe d'une aviation et d'un bombardement, c'est une sorte de métaphore avec cette lampe qui explose dans un intérieur, mais représente un bombardement. On s'aperçoit que toutes les tonalités de peinture sont très sombres, on a beaucoup de crânes, de natures mortes avec des squelettes de lapins. Picasso passe un peu plus par la métaphore pour donner un état d'esprit plus que par une dénonciation vraiment politique.
A.J. : A-t-il été difficile de récupérer certaines œuvres. Je pense en particulier à celles magnifiques qui constituent l'espace Entartete Kunst (art dégénéré), exposition organisée par les nazis en 1937 que vous pourriez également nous présenter.
F.D. : On a eu beaucoup de chance, on a vraiment été aidé par tous nos musées partenaires, puisque je pense que le sujet intéresse beaucoup de monde. Les musées allemands en priorité, ce sont vraiment eux qui sont à la pointe, notamment sur les historiques de provenance, les œuvres qui font partie de leur collection. On a des prêts magnifiques, je pense à Métropolis de Georges Grosz, l’œuvre sert d'affiche pour l'exposition, prêtée par le musée Thyssen-Bornemisza à Madrid. On a également grâce au MOMA un très beau Kirchner, Rue à Berlin, qui était dans l'exposition Entartete Kunst, un Kandinski en provenance du Guggenheim museum à New-York aussi. On n'a pas eu de difficultés particulières. Au contraire il y a vraiment eu un vrai souhait des musées de nous aider et de nous accompagner dans cette exposition. Cela s'est vérifié notamment lors du vernissage ou même pendant le montage de l'exposition. Les gens qui accompagnent les œuvres, puisque c'est ce qui se passe quand on demande des œuvres en prêt, elles sont toujours accompagnées d'une personne qui convoie, qui est souvent un restaurateur ou un conservateur ou conservatrice de musée, on a vraiment vu l'intérêt de ces personnes-là quand elles venaient au musée Picasso, et je pense vraiment une sorte de fierté à participer à ce projet.
A.J. : En résonance avec l’exposition vous avez convié une vidéaste israélienne, Yael Bartana, dont le film Entartete Kunst est projeté pendant la manifestation. Comment l'avez-vous découverte ?
F.D. : C'est une œuvre qui nous est apparu assez rapidement. Yael Bartana a une carrière intéressante, suivie par beaucoup de monde. Alors quand on fait une exposition sur l'art dégénéré, cela fait partie des œuvres contemporaines qui traitent directement du sujet. Donc cela nous a paru assez évident de l'inviter.
A.J. : Pourriez-vous décrire son œuvre en quelques mots ?
F.D. : Elle redonne vie à une œuvre qui a disparu pendant la campagne nazie contre l'art dégénéré, faite par Otto Dix, qui montrait des mutilés de guerre. Et l'une des questions que posait notre exposition quand on l'a créée, c'était de comment montrer des œuvres qui ont été aussi parfois elles-mêmes persécutées. Donc l'exposition démarre par quatre œuvres fragmentaires qui ont été redécouvertes récemment. C'est ça aussi qui est intéressant, notre exposition s'appuie vraiment sur la recherche récente sur le sujet. Les quatre fragments qu'on expose, ils ont été retrouvés en 2011, lors de fouilles préventives qui préfiguraient des travaux pour agrandir le métro à Berlin. En fait, c'était seize fragments, on en présente quatre. Toutes les œuvres avaient été exposées lors de cette exposition diffamatoire faite par les nazis, qui ensuite avaient été entreposées, et qui lors d'un bombardement allié de Berlin en 44-45, avaient été ensevelies sous terre. Ces œuvres-là, elles portent les stigmates de la violence de l'histoire dans leur chair presque, puisque ce sont des œuvres qui sont amputées. On a notamment une femme enceinte, une sculpture d’Emy Roeder où il ne reste plus que la tête. D'ailleurs c'est assez émouvant aussi la beauté des fragments presque archéologiques. Ce qui est intéressant justement c'est que ces œuvres aujourd'hui sont considérées comme des fragments archéologiques et sont dans un musée d'archéologie à Berlin et plus dans un musée d'art moderne. Et grâce à Yael Bartana et à son œuvre, on peut aussi refaire vivre une autre œuvre qui a pour le coup complètement disparue, qui est cette peinture d'Otto Dix. Et c'est vrai que là, comment montrer une peinture disparue dont on a uniquement des images en noir et blanc ? On pourrait avoir une reproduction, mais ça serait en tout cas un peu terne. Yael Bartana transforme cette œuvre, elle la refait vivre, elle lui redonne une autre vie artistique, puisqu'à d'après cette œuvre disparue, on voit une pièce en rapport avec la vie artistique, où on perçoit ces quatre mutilés de guerre se mettre en marche. Et l'œuvre s'appelle assez joliment et poétiquement, je trouve, l'art dégénéré, c'est-à-dire l'engagement pictural ou politique de certains artistes, qui continue d'inonder la création contemporaine.
A.J. : Comment expliquez- vous que ce soit la première manifestation en France sur ce thème ?
F.D. : L'histoire des provenances, c'est un sujet qui commence de plus en plus à se faire connaître, qui est assez sensible encore, et qui, heureusement, est porté par des historiens et historiennes de l'art de plus en plus. Je pense à Emmanuelle Pollack qui avait écrit son livre sur le marché de l'art sous l'occupation qui a eu un grand succès, a une exposition au mémorial de la Shoah aussi et à beaucoup d'expositions du musée d'art et du judaïsme de Paris. C'est un sujet qui est déjà sensible et c'est vrai que l'art dégénéré comme c'est un sujet avant tout allemand, on va dire les Français ne sont pas forcément concernés. En 2027, le musée de l'Orangerie organise une exposition sur les spoliations et notamment avec l'histoire aussi française. Ce sera aussi une belle exposition qui montre en tout cas qu'il y a un vrai intérêt. Il reste encore beaucoup de recherches en fait à faire sur cette histoire qui est à la fois récente et à la fois qui commence quand même à être assez ancienne.
A.J. : On a le sentiment qu'en proposant cette exposition, au-delà de son passionnant aspect historique, vous avez voulu rendre un hommage appuyé à tous ces grands artistes dépréciés par la campagne du nazisme.
F.D. : C'est vraiment l'idée aussi avec cette première salle, et ce mur à l’entrée. Pour l'anecdote, c'est un mur de plus 1400 noms, donc c'est assez énorme et chaque lettre a été posée à la main puisqu'on travaille avec des artisans sur chaque exposition. Quand on passait sur le montage, pour le coup ce mur a un peu une sorte de vocation de mur hommage à ces artistes dégénérés qui n'existe que le temps de l'exposition, mais qui est aussi un geste fort. Je me souviens d'avoir parlé justement à l'une des artisanes qui était en train de poser ces noms, et elle-même avait aussi d'ailleurs un peu conscience que ce n’était pas simplement de la signalétique qu'elle était en train de poser, mais vraiment quelque chose d'autre. Je pense que c'est ce qu'on a voulu faire. Je recommanderais de visiter deux fois l’exposition. Une première fois pour vraiment voir le propos historique, et un deuxième pour, une fois qu'on a un peu digéré cette histoire qui est très lourde, qui est très violente, d'y retourner aussi pour voir une exposition d'art moderne, puisque finalement, on expose des œuvres qu'on voit très peu en France. Beaucoup d'artistes allemands, je pense à Karl Holfer, je pense à Kirchner, qu'on voit très peu dans les collections publiques françaises. Et donc je pense qu'on a aussi réussi à faire une belle exposition d'art moderne.
Propos recueillis par Robert Sender