Culture

Philippe Collin : « Les mémoires de la Résistance et de la Shoah sont juxtaposées »

5 minutes
10 juin 2025

ParLaura Levy

Philippe Collin : « Les mémoires de la Résistance et de la Shoah sont juxtaposées »

Désolé, votre navigateur ne supporte pas la synthèse vocale.

Pourquoi la figure du déporté est centrale au XXème siècle ?

Philippe Collin : Elle est centrale parce qu’elle est au cœur du projet nazi ; les nazis représentent une rupture dans la civilisation, l’incarnation de la négation de la dignité humaine. Ils ont désigné leurs ennemis à anéantir : résistants, Tziganes, homosexuels et Juifs, et tous sont déportés. La notion de déporté est complexe à expliquer en tant que groupe social, ce qui les unit tous, c’est la négation de la dignité humaine et, spécifiquement pour les Juifs, « Untermenschen » qui, pour la plupart sont exterminés avant de rentrer dans les camps. Les nazis ont porté un projet mortifère qui a cassé le siècle en deux et les déportés sont centraux dans ce projet.

Pourquoi avez-vous choisi de suivre l’itinéraire de ces 3 déportés aux origines si différentes, un résistant gaulliste, une résistante communiste et une jeune Juive alsacienne ?

P.C. : On les a choisis ainsi car la figure du déporté est hétérogéne : résistants, droits-communs, politiques, « raciaux ». Il nous fallait trouver 3 personnages caractéristiques qui résument ces groupes sociaux différents. (Edmond Michelet est une figure de la résistance gaulliste, qui deviendra ministre, Gisèle Guillemot est une jeune communiste et Denise Kahn, une jeune Juive alsacienne. Ils ont tous trois des origines sociales et des parcours de vie différents, ce qui permet une photographie complète des déportés. (enfin, nous souhaitions 3 survivants qui avaient témoigné, j la radio notamment, afin de travailler sur des archives sonores et de suivre leur vie après la guerre.

Lors de la libération d’Auschwitz le 27 janvier 1945 par les Soviétiques, comment expliquez-vous le fait que personne, à l’exception notable de Vassili Grossman, ne comprenne l’extermination ?

P.C. : À l’époque, personne ne peut comprendre cette réalité car elle n’est pas dévoilée au grand jour. Elle apparaît tellement hors des cadres de pensée qu’elle est invisible. Grossman comprend vite que les restes humains viennent des Juifs exterminés. Les états-majors, les journalistes savaient pour l’extermination des Juifs, mais n’avaient pas imaginé l’ampleur de la situation, ni sa dimension industrielle. En janvier 1945, les Soviétiques découvrent un camp de prisonniers de 7000 personnes, des baraquements, les chambres à gaz ont été dynamitées ainsi que la rampe de Birkenau. Il faudra du temps pour que ce que l’on sait actuellement, soit connu et documenté.

En quoi le général Eisenhower a-t-il contribué à faire connaître au monde l’enfer concentrationnaire ?

P.C. : En effet, il fut l’un des premiers à découvrir l’extermination. Il a tout de suite compris ce qu’il se passait. Il avait très peur des « fake news », des fausses rumeurs. C’est pour cela qu’il a très vite fait venir des réalisateurs afin de filmer en plans larges pour montrer ainsi le réel. Il voulait montrer aux soldats pourquoi ils se battaient et les raisons du débarquement. Ces images sont dures, brutes, on les a tous en tête. Alors que maintenant, on ne montre plus les corps, les massacres, ces images à l’époque ont fait prendre conscience au monde des horreurs de l’extermination.

À leur retour en France notamment, deux phénomènes, bien expliqués dans le podcast, se déroulent : les témoignages sont nombreux  et rapides et il ne faut pas diviser les déportés entre eux. En quoi cela a contribué à ne pas voir l’extermination des Juifs ?

P.C. : Il existe plusieurs paramètres. Les Juifs ont eu peur de réamorcer l’antisémitisme. Georges Wellers a souhaité témoigner au procès de Pétain, mais la communauté juive l’en a dissuadé. Il témoignera, plus tard, à celui d’Eichmann. Cela peut paraître étrange, mais c’est une réalité.

De plus, la Guerre est finie et les Français ne souhaitent pas voir ce qui s’est passé. De Gaulle a mis en lumière une « France résistante », on oublie que la France a aussi aidé à la déportation des Juifs. Il faut le temps, pas avant les années 70, afin que l’on découvre l’ampleur de cette collaboration, le commissariat aux questions juives, …Cela reste une très grosse tache de notre histoire qu’on aurait préféré laisser longtemps sous le tapis. De même, au sein des familles, les déportés n’ont pas toujours été compris. Ainsi, la mère de Gisèle lui disait que ce qu’elle avait fait dans la Résistance « n’avait servi à rien ». Or, sans l’action des résistants, le débarquement aurait été plus difficile.

 La figure du déporté juif a-t-elle remplacé le déporté résistant ?

P.C. : C’est une bonne question. Je dirais que nous avons assisté à un glissement. On a longtemps mis en valeur les déportés résistants, on parlait du camp de Buchenwald, pas d’Auschwitz. Il ne fallait pas diviser les déportés entre eux. Avec la mutation des années 70, a surgi la figure du déporté juif‑ désormais, on commémore la libération d’Auschwitz. Mais il n’a pas remplacé le résistant. Nous assistons à une juxtaposition des mémoires, celle de la Résistance avec Lucie Aubrac, Geneviève de Gaulle, celle de la Shoah avec Primo Levi, Simone Veil. La Shoah est sortie de l’ombre. C’est mieux ainsi.